L’alliance des contraires
Le mardi 7 janvier 2025
Entretien avec Tiphaine Raffier, metteuse en scène des Dialogues des Carmélites.
Votre mise en scène s’ancre-t-elle dans l’époque du livret, à savoir la Révolution française ?
Dans cette mise en scène, le contexte historique de la Révolution française est évoqué par le texte projeté plutôt que par l’esthétique. Ce texte, que j’ai écrit, accompagne les interludes composés par Poulenc pour la création française et permet de situer l’action dans le temps tout en offrant une perspective plus sensible, presque affective, sur l’état du pays et le soulèvement imminent. J’aimais l’idée de passer de l’écrit au chanté : confronter le silence de l’écrit à la puissance lyrique et liturgique du chant, porté par les personnages et les religieuses. Cette alternance fait voyager le spectateur entre une voix intérieure, presque murmurée dans sa propre tête, et les dialogues des Carmélites — dialogues qui, d’ailleurs, relèvent du fantasme de Bernanos, car on sait que les Carmélites ne se parlaient que brièvement, et uniquement pendant les temps de récréation. Le titre de l’opéra, en soi, est un oxymore parfait, résumant une œuvre construite sur l’alliance des contraires.
Comment retrouve-t-on cette alliance des contraires dans la musique ?
Dans chaque scène, une tension constante s’installe entre la grâce et le chaos, et cela dès les premières mesures. L’opéra ouvre sur un contraste saisissant : alors que la musique traduit le tumulte et l’angoisse liés à l’émeute extérieure, l’action, elle, se déroule chez un aristocrate, dans un intérieur parfaitement ordonné. Le personnage du père de Blanche incarne le décalage d’une génération en rupture avec son époque. Il devient presque une métaphore de la voix du roi, celui qui n’a pas réussi à prévoir le soulèvement de son peuple.
Ce jeu de contrastes atteint son apogée à la fin de l’opéra. La partition ne s’achève pas sur le son brutal et implacable des seize coups de guillotine mais par des accords plus calmes et célestes, comme une âme qui s’élève. On peut y voir une consolation fragile. Le noir ne tombe pas sur la guillotine : une lumière subsiste.
« Par un détail poétique, une perspective d’avenir s’ouvre et rappelle que cet opéra est une œuvre de croyance qui affirme que la grâce est possible. » Tiphaine Raffier
Cette dernière scène nous dévoile une Blanche qui, par vœu de martyre, s’est libérée de ses peurs et a pris en main son destin. Quel est le parcours de Blanche ?
Blanche aspire à être une combattante, à prendre son destin en main, à dépasser sa peur. Pourtant, à cette époque, les options qui s’offrent aux femmes se limitent au mariage ou au voile. Lorsqu’elle choisit d’entrer chez les Carmélites, c’est avant tout pour se protéger et fuir la mort. Mais, au sein du couvent, elle ne sera confrontée qu’à des visions d’horreur. Dès son arrivée, Constance lui révèle avec une légèreté confondante qu’elles partagent un destin commun : elles mourront ensemble. Plus tard, Blanche doit à nouveau affronter la mort avec celle de la Prieure, une figure maternelle de substitution, elle qui a perdu sa propre mère en couche. La Prieure, dans ses derniers instants, blasphème et avoue sa terreur face à la mort, abandonnée par Dieu.
Bernanos confronte les multiples attitudes face à la mort. Il y a la joie candide de l’enfant, mais aussi la voie du philosophe, qui a passé sa vie à méditer sur la mort sans y trouver de réconfort au moment ultime. Blanche, elle, suit un véritable chemin de croix. Après avoir douté, tremblé et fui la mort, elle finit par se relever et l’affronter avec un courage inattendu. Comme le Christ au jardin des oliviers, qui avoue lui aussi sa peur de mourir, Blanche, et peut-être Poulenc, montrent que ceux qui doutent peuvent, paradoxalement, être les plus courageux au moment décisif.
Propos recueillis par Solène Souriau • décembre 2024
L’opéra reprend l’histoire vraie des seize Carmélites de Compiègne condamnées à mort et guillotinées le 17 juillet 1794, dix jours à peine avant la chute de Robespierre. Elles seront béatifiées en 1906. Mercredi 18 décembre 2024, elles ont été canonisées par le pape François.