La scène musicale comme reflet de notre société
Le mercredi 3 janvier 2024
Le mercredi 3 janvier 2024
Entretien avec Marina Chiche, chroniqueuse France Inter et Chloé Dufresne, cheffe d’orchestre, autour du concert Musiciennes de légende.
Ce concert est une déclinaison de votre livre, Marina. Quelles sont les femmes que vous mettez à l’honneur ?
MC : Nous avons choisi des œuvres qui témoignent d’une diversité d’histoires, d’origines et de répertoires, comme un kaléidoscope, pour un concert au format flexible qui permet de partager un récit sur les musiciennes.
Avez-vous une affinité particulière avec une œuvre ou une figure féminine de ce concert ?
MC : Louise Farrenc était une grande interprète et pédagogue, Ethel Smyth, une suffragette acharnée, à l’énergie subversive. Toutes sont des rôles modèles, des supports d’identification.
CD : C’est la première fois que je dirige Louise Farrenc que j’ai connue tardivement et qui a écrit trois symphonies magnifiques. J’ai une affinité pour D’un matin de printemps de Lili Boulanger, une œuvre fraîche, enlevée, qui m’accompagne souvent et qui se savoure comme un bonbon.
Au-delà de combler un manque, ce concert montre la richesse du répertoire féminin pour inviter à s’en emparer franchement…
MC : Ce matrimoine a toujours existé mais il est resté invisible. Il est ressuscité ponctuellement depuis des décennies mais ne s’inscrit pas de manière durable. La question est donc : qu’est-ce qu’on estime digne d’être étudié comme un canon du répertoire ? Comment continuer cet effort de diversité ?
CD : Cette invisibilité est d’ailleurs souvent venue après la mort des compositrices, dans le récit de l’Histoire musicale. De son vivant, Louise Farrenc a été soutenue par son mari, éditée et reconnue. Lili et Nadia Boulanger étaient réputées et Ethel Smyth côtoyait Brahms ou Tchaïkovski. Aujourd’hui, 60 % de femmes étudient la musique en conservatoire mais seulement 30 % de solistes femmes sont recrutées en tant que telles. Il faut que la scène musicale soit le reflet de notre société.
Ce dialogue avec ces femmes compositrices vous amène-t-il à porter un autre regard sur votre parcours ?
MC : Je me suis rendue compte que j’avais grandi sans m’interroger sur le fait que je n’interprétais pas d’œuvres de femmes. Chloé est la première cheffe avec qui j’ai joué et cela date d’il y a seulement quatre ans, à Rouen ! Musicienne blanche, je reconnais l’importance d’une éducation d’excellence ce qui ne veut pas dire que je suis un prototype qui valide une histoire unique. L’altérité est un axe essentiel et politique. Cette quête d’émancipation sert tout le monde.
CD : Participer au tremplin des jeunes cheffes de la Philharmonie de Paris en 2018 m’a fait prendre conscience que mon genre était un sujet. À Rouen, j’ai dirigé Ethel Smith et me suis plongée dans les mémoires de cette compositrice comme dans un miroir. Je me suis demandée quelle voie j’allais prendre. Celle de Marin Alsop, militante et active dans la sororité, ou celle de Susanna Malkki pour qui être musicienne est tout ce qui compte, au-delà du genre. Nous avons besoin des deux. Je suis pour ma part une « cheffe » engagée. Il faut partager cette autre version de l’Histoire.
Propos recueillis par Vinciane Laumonier •